RTD Civ. 1992 p. 830
Chronique de droit civil belge
Léon Ingber, Professeur ordinaire à l'Université Libre de Bruxelles
Isabelle de Saedeleer, Assistante à l'Université Libre de Bruxelles ; Magistrat
Alain Renard, Assistant à l'Université Libre de Bruxelles ; Avocat
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1. La « Rechtsverwerking » et l'arrêt de la Cour de cassation du 20 février 1992 : suite et fin ?
Dans notre précédente chronique (V. cette Revue 1991.845 et 848 ), nous avions fait état des
incertitudes que la jurisprudence de la Cour de cassation laissait subsister quant à l'admission, en droit
belge, de la théorie de la « Rechtsverwerking ». Rappelons que selon cette théorie, un droit subjectif
pourrait se trouver éteint, sans qu'il y ait renonciation ou déchéance, dans tous les cas où son titulaire
aurait adopté un comportement inconciliable avec ce droit. Deux arrêts successifs de la Cour de
cassation avaient jeté le trouble dans la doctrine. Le premier, rendu le 17 mai 1990 par la première
chambre française, semblait condamner la théorie en refusant d'y voir un principe général de droit. Le
second, rendu le 16 novembre 1990 par la première chambre flamande de la Cour, paraissait au
contraire consacrer implicitement l'existence du principe.
Dans un récent arrêt rendu par la première chambre française le 20 février 1992, (JT 1992.454 ; JLMB
1992.530) la Cour s'est une nouvelle fois prononcée sur la pertinence de la théorie.
Les faits de la cause étaient les suivants. Une société A avait réservé, par contrat, à une société B un
droit exclusif à caractère commercial dont l'arrêt de la Cour ne nous précise pas la nature. Quoi qu'il en
soit, la société A, aux prises à de grandes difficultés financières, avait dû subir une saisie sur son fonds
de commerce avant d'être purement et simplement déclarée en faillite. Un vendeur désigné par voie de
justice avait procédé à la réalisation du fonds en le vendant à une société C, sans être informé de
l'existence de la clause d'exclusivité dont bénéficiait la société B et sans, dès lors, pouvoir en infor-mer
l'acquéreur. Après plusieurs années, la société B s'était prévalue auprès de la société C, acquéreur du
fonds, de l'exclusivité dont elle bénéficiait. L'affaire fut portée en justice. Dans son arrêt du 16 mars
1989, la cour d'appel de Liège estima que la société B avait perdu son droit exclusif en négligeant,
pendant plusieurs années, de s'en préva-loir et en laissant croire de la sorte qu'elle s'en désintéressait.
La cour d'appel faisait clairement application de la théorie de la Rechtsverwerking, précisant notamment
« que l'on est dans l'un des cas où il faut admettre l'extinction d'un droit subjectif lorsque le titulaire de
ce droit a adopté un comportement inconciliable avec le droit en cause ».
A l'appui de son pourvoi en cassation, la société B faisait notamment valoir qu'il n'existait pas, en droit
positif belge, de principe juridique consacrant la théorie de la Rechtsverwerking.
Dans son arrêt, la première chambre de la Cour, recevant le moyen, rappelle sa jurisprudence
antérieure en soulignant « qu'il n'existe pas de principe général du droit suivant lequel un droit subjectif
se trouverait éteint lorsque son titulaire aurait adopté un comportement objectivement inconciliable
avec ce droit ». Quant au principe de la bonne foi dans l'exécution des conventions, la Cour considère à
nouveau qu'il n'est pas méconnu par la partie qui fait usage d'un droit puisé dans la convention
légalement formée, sauf à établir qu'elle en a abusé. La Cour ajoute en outre que « dans ces limites, le
code civil reconnaît implicitement à une partie la possibilité de ne pas exercer immédiatement le droit
qui lui est conféré par le contrat, en établissant les règles de la prescription extinctive ».
On notera que l'arrêt ci-commenté émane de la première chambre de la Cour, qui semblait déjà avoir
condamné la théorie dans son arrêt du 17 mai 1990. Reste à savoir si l'unanimité se fera au sein de la
Cour pour confirmer définitivement l'orientation ainsi prise.
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