LA COUR; - Vu l'arrêt attaqué, rendu le 16 mars 1989 par la cour d'appel de Liège;
Sur le moyen pris de la violation de l'article 97 de la Constitution, des principes généraux du droit du respect des droits de la défense et du principe dispositif, des articles 774, 1042 du Code judiciaire, 1108, 1134, alinéas 1er à 3, 1135, 1234, 2219, 2262 du Code civil et du principe général du droit, consacré notamment par l'article 1045, alinéa 3, du Code judiciaire, selon lequel la renonciation à un droit est de stricte interprétation et ne peut se déduire que de faits non susceptibles d'une autre interprétation,
en ce que l'arrêt, après avoir constaté que le droit contractuel à l'exclusivité de la demanderesse était toujours en vigueur après la procédure de saisie du fonds de commerce et la déclaration en faillite du débiteur de ce droit, et après avoir constaté que le vendeur désigné par justice de ce fonds de commerce devait imposer à l'acquéreur le respect de ce droit contractuel de la demanderesse à l'exclusivité, décide que ce droit s'est éteint, aux motifs "qu'il est certain que le réalisateur n'a pas été avisé de l'existence de cette clause, ni par les représentants de la s.a. Inter, ni par les intimés en voie d'association dans la S.P.R.L. Deltamatic; que Maître Brigitte Soumagne, entendue à l'audience du 22 août 1985, a été formelle pour préciser que M. Dolhen ne l'avait pas informée des conventions de janvier 1981 et mars 1983, pas plus que le représentant d'Inter (Mr Orban) et celui de Secom (Mr Szwajkajzer) (extrait de l'ordonnance de référé rendue le 16 septembre 1985 par le président du tribunal de commerce de Liège); qu'il incombait à la société Inter de veiller elle-même et en priorité à la sauvegarde de ses intérêts; qu'elle n'en a rien fait, laissant croire qu'elle se désintéressait de ce point d'attache qu'il fallait à nouveau relancer par des investissements complémentaires; que l'on est dans l'un des cas où il faut admettre l'extinction d'un droit subjectif lorsque le titulaire de ce droit a adopté un comportement inconciliable avec le droit en cause; qu'à peine de taxer de machiavélique le comportement de l'appelante au cours des informations et tractations menées par Brigitte Soumagne jusqu'au 29 juin 1985, on ne peut qu'aboutir à cette conclusion",
alors que, première branche, la demanderesse soutenait en conclusions que son droit à l'exclusivité était toujours en vigueur et que les défendeurs s'étaient rendus tiers complices de la violation de ce droit; que par les motifs reproduits au moyen, l'arrêt se fonde sur des dispositions légales ou un principe général du droit sans préciser de quelles dispositions ou de quel principe il s'agit; que cette imprécision de motifs qui ne permet pas à la Cour de contrôler le légalité de la décision attaquée équivaut à une absence de motifs (violation de l'article 97 de la Constitution); qu'à tout le moins, les motifs de l'arrêt ne permettent pas de discerner s'il a considéré, soit 1) que l'extinction du droit de la demanderesse résultait d'une volonté de renonciation dans son chef, ou 2) que l'extinction du droit de la demanderesse provenait de l'application d'un prétendu principe général du droit selon lequel un droit s'éteint lorsque son titulaire adopte, indépendamment de toute volonté de renonciation, un comportement objectif inconciliable avec le maintien de ce droit, ou 3) que l'extinction de ce droit serait l'effet d'une autre cause légale d'extinction des obligations; et qu'en raison de cette ambiguïté, l'arrêt n'est ni régulièrement motivé (violation de l'article 97 de la Constitution) ni légalement justifiée (violation de toutes les dispositions autres que celle de l'article 97 de la Constitution, visées au moyen);
troisième branche, dans l'hypothèse où la motivation reproduite au moyen devrait s'interpréter comme ayant déduit l'extinction du droit contractuel de la demanderesse d'un comportement inconciliable avec ce droit en l'absence de toute manifestation de volonté de la demanderesse, cette décision ne serait pas légalement justifiée; qu'en effet, une obligation qui est régulièrement née conformément à la loi ne s'éteint que pour une des causes énumérées limitativement par la loi; qu'il n'existe pas dans notre droit positif de principe juridique consacrant la théorie dite de la "rechtsverwerking" pouvant être librement traduite en français comme théorie du "dépérissement d'un droit" et selon laquelle une obligation s'éteindrait lorsque son titulaire a adopté un comportement inconciliable avec cette obligation, que ce prétendu principe n'existe ni comme principe autonome ni comme application du principe de l'exécution de bonne foi des obligations consacré par l'article 1134, alinéa 3, du Code civil; qu'en l'absence d'une renonciation ou d'un payement, le seul fait pour un créancier de ne pas faire valoir son droit ne peut entraîner l'extinction de ce droit que si les conditions de la prescription extinctive sont réunies; d'où il suit qu'en déduisant par application d'une règle de droit inexistante l'extinction du droit contractuel de la demanderesse du seul fait que celle-ci aurait eu un comportement inconciliable avec ce droit sans constater la réunion des conditions de la prescription extinctive ou l'existence d'une des autres causes d'extinction énumérées à l'article 1234 du Code civil, l'arrêt a : 1)méconnu la force obligatoire de la convention dont procède le droit dont il constate l'extinction (violation des articles 1134, alinéas 1er à 3, et 1135 du Code civil); 2) méconnu les effets légaux de la prescription extinctive en consacrant ces effets sans constater que les conditions en étaient réunies (violation des articles 2219 et 2262 du Code civil); 3) violé l'article 1234 du Code civil en fondant l'extinction d'une obligation sur une cause autre que celles énumérées limitativement par cet article;
Quant aux première et troisième branches :
Attendu que l'arrêt contient les énonciations reproduites par le moyen; qu'il s'en déduit que, à l'appréciation de la cour d'appel, la demanderesse est, comme l'énonce l'arrêt, malvenue d'imputer aux défendeurs toujours en cause, à savoir les premier et deuxième défendeurs, la violation consciente d'une obligation qui a cessé d'exister au motif que, loin de veiller elle-même à la sauvegarde de ses intérêts, la société demanderesse n'en a rien fait, laissant croire qu'elle s'en désintéressait, et que l'on se trouve dès lors dans l'un des cas où il faut admettre l'extinction d'un droit subjectif lorsque le titulaire de ce droit a adopté un comportement objectivement inconciliable avec l'exercice de ce droit;
Attendu que ces énonciations ne sont pas entachées de l'imprécision ni de l'ambiguïté dénoncées par la première branche du moyen; qu'à cet égard, le moyen, en cette branche, manque en fait;
Mais attendu qu'il n'existe pas de principe général du droit suivant lequel un droit subjectif se trouverait éteint lorsque son titulaire aurait adopté un comportement objectivement inconciliable avec ce droit;
Qu'une partie ne viole pas l'article 1134, alinéa 3, du Code civil consacrant le principe de l'exécution de bonne foi des conventions lorsqu'elle fait usage du droit qu'elle trouve dans la convention légalement formée, sans qu'il soit établi qu'elle en ait abusé; que, dans ces limites, le Code civil reconnaît implicitement à une partie la possibilité de ne pas exercer immédiatement le droit qui lui est conféré par le contrat, en établissant les règles de la prescription extinctive;
Que, partant, en considérant que le droit de la société demanderesse se trouvait éteint au seul motif qu'elle avait adopté un comportement inconciliable avec ce droit, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision;
Qu'en sa troisième branche, le moyen est fondé;
Par ces motifs, casse l'arrêt attaqué; déclare le présent arrêt commun à la société coopérative Casiluc; ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt cassé; réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond; renvoie la cause devant la cour d'appel de Bruxelles.
Note
J.L.M.B., 1992, p. 530. Note, J.T., 1992, p. 454.
INGBER, Léon, Chronique de droit civil belge, Rev. trim. dr. civ., 1992, p. 8402- 8414.
Cass. 17 mai 1990, RG 8685, (Bull. et Pas., I, 1990, n° 546) et Cass. 6 décembre 1991, RG 7367, (Bull. et Pas., I, 1992, n° 187); voir Cass. 16 novembre 1990, RG 6995, (Bull. et Pas., I, 1991, n° 154);
CNUDDE, S., obs. sous Cass. 17 mai 1990, R.D.C., 1991, p. 211-217;
CORNELIS, L., "Rechtsverwerking : een toepassing van de goede trouw ?", T.P.R., 1990, p. 545-644;
HEENEN, J., "A propos de l'extinction d'un droit subjectif par suite du comportement de son titulaire", R.C.J.B., 1990, p. 599-609;
HENRY, P., obs. sous Cass. 17 mai 1990, J.L.M.B., 1990, p. 884;
MOREAU-MARGREVE, J., "Rechtsverwerking, réflexions pour un requiem", Ann. dr. Liège, 1990, p. 286-291;
MOREAU-MARGREVE, J., "A propos de la rechtsverwerking, une procession d'Echternach ?, Actualités du droit, 1991, p. 205-209;
VAN RYN, J. en DIEUX, X., "La bonne foi dans le droit des obligations", J.T., 1991, p. 289-292;
STORME, M.E., "Rechtsverwerking na de cassatiearresten van 7 mei 1990 en 16 november 1990 : nog springlevend", R.W., 1990-1991, p. 1073-1080;
STIJNS, S., "La rechtsverwerking, fin d'une attente (dé)raisonnable", J.T., 1990, p. 685-690;
"La bonne foi, Actes du colloque organisé le 30 mars 1990, par la Conférence du jeune barreau de Liège", Liège, 1990.