Dans cette chronique (1986 p. 1137) nous avons rapporté sur 1a sentence partielle d'accord parties qui fut rendue par le Tribunal Arbitral, siégeant à Paris, dans un différend dans le domaine de construction entre une partie italienne et une partie libyenne.
La demanderesse est un consortium - personne juridique de droit italien formé de deux sociétés italiennes, créée en vue d'exécution des travaux de Génie Civil en Libye. La défenderesse est une société par actions de droit libyen, dont l'activité consiste dans la réalisation de travaux de construction et de Génie Civil en Libye.
En 1978, la défenderesse s'était vu confier l'achèvement des travaux de construction de certains bâtiments pour un Maître d'Ouvrage libyen. La défenderesse a sous-traité à la demanderesse les travaux qu'elle devait exécuter dans le cadre du contrat principal tels que : gros-oeuvre, installations électriques, chauffage, sanitaires, etc...
Les parties avaient stipulé un prix à forfait fixé dans le contrat, qui disposait que le prix de l'ouvrage « sera fixe pour toute la durée de la période du contrat et ne sera sujet à aucune révision ».
Le contrat était expressément soumis au droit libyen. Le délai d'exécution était fixé à 24 mois. Un acompte serait versé contre émission d'une garantie de remboursement d'acompte et d'une garantie d'achèvement.
Dès le début des travaux, le chantier subit d'importants retards, tels que :
- retard dans la concession, par l'administration des douanes libyennes, des permis d'importation des matériaux et de l'outillage nécessaires pour la réalisation de l'ouvrage ;
- retard dans la concession, par l'autorité administrative libyenne, des visas d'entrée pour les travailleurs étrangers ;
- non conformité des plans ;
- obligation de démolir certaines constructions ;
- mauvaises conditions climatiques ;
- difficultés d'approvisionnement de certaines matières premières tels le ciment et le sable.
1013Considérant ces difficultés, la défenderesse demanda au Maître de l'Ouvrage de différer de huit mois la date de la délivrance de l'ouvrage.
Par ailleurs et toujours dans cette même lettre, la défenderesse demandait au Maître de l'Ouvrage d'approuver une majoration de 30 % du prix de l'ouvrage, au motif que le prix du bois, du ciment et du sable avait augmenté depuis la conclusion du contrat dans des proportions considérables.
Au premier mai 1980, environ 10 % seulement de la valeur totale des travaux avait été exécuté, ce qui illustre bien les difficultés rencontrées sur le chantier.
Les parties se rencontrèrent à plusieurs reprises, notamment en octobre 1980, avec des représentants du Maître de l'Ouvrage, aux fins de rechercher une solution susceptible de résoudre les difficultés afférentes à l'exécution des travaux.
Ces réunions débouchèrent sur la conclusion, en date du 28 octobre 1980, d'un avenant au contrat du 22 octobre 1978.
Cet avenant prévoyait en substance ce qui suit :
- le délai de livraison de l'ouvrage était reporté au 15 juin 1982, soit de vingt-et-un mois à compter du 15 octobre 1980 ;
- la défenderesse acceptait le principe d'une révision du prix du contrat, sous réserve de son approbation par le Maître de l'Ouvrage ;
- la défenderesse acceptait de procurer à la demanderesse des facilités de trésorerie pour lui permettre de poursuivre les travaux.
Par acte séparé du même jour, la défenderesse s'engageait à donner, dans un délai qui ne devait pas dépasser deux mois, une « réponse officielle » au sujet de la détermination d'une augmentation éventuelle du prix du contrat, dont le principe avait été admis avec certaines réserves par l'avenant du 28 octobre 1980.
Après la conclusion de l'avenant d'octobre 1980, les travaux se poursuivirent. Cet avenant ne résolut pas tous les problèmes rencontrés sur le chantier et en 1981, la demanderesse insistait sur la nécessité d'une révision du prix. La défenderesse adressait au Maître de l'Ouvrage des invitations d'accorder une augmentation du prix du contrat de 45 %.
Malgré l'absence de toute « réponse officielle » quant à l'augmentation éventuelle du prix de l'ouvrage, promise par la défenderesse dans l'acte séparé signé le même jour que l'avenant au contrat en date du 28 octobre 1980, la demanderesse poursuivait l'exécution des travaux.
En décembre 1981, les parties établissaient un protocole d'accord qui précisait, entre autres, que la détermination de l'augmentation du prix du contrat serait effectuée et payée le 31 décembre 1982 au plus tard. Le protocole d'accord déboucha sur un nouvel avenant au contrat en janvier 1982. Jusqu'en juillet 1982, le nombre de personnes employées par la demanderesse sur le chantier était légèrement supérieur au chiffre que les parties avaient arrêté dans l'avenant en janvier 1982. En revanche, la défenderesse ne quantifia ni ne paya un montant quelconque à la demanderesse au titre de la révision du prix ; en effet, le Maître de l'Ouvrage n'avait jamais accepté la révision du prix contractuel.
Malgré l'absence d'une détermination de l'augmentation du prix et autres conditions convenues, la demanderesse n'en poursuivit pas moins son activité sur le chantier, car la défenderesse l'avait assurée que la carence était exclusivement due à des lenteurs bureaucratiques.
En juillet 1982, profitant de la période des vacances, la demanderesse procéda à l'évacuation de son personnel du chantier. Elle estimait qu'elle n'était plus tenue d'exécuter ses prestations dès lors que la défenderesse était en demeure1014 dans l'exécution des obligations qu'elle avait souscrites de par l'avenant de janvier 1982. Cette décision n'a été précédée d'aucune mise en demeure formelle car la demanderesse craignait, si elle avait fait connaître ses intentions par écrit, des mesures de représailles de la défenderesse dirigées notamment contre les ouvriers employés sur le chantier. (Ces craintes se sont vérifiées par la suite, puisque deux personnes restées sur place sont demeurées contre leur gré en Libye, l'une durant dix mois, l'autre durant dix-huit mois).
La demanderesse avait achevé un peu moins de 20 % de l'ouvrage lorsqu'elle a quitté le chantier.
Le certificat de paiement a été signé non seulement par les représentants des parties mais aussi par le Maître de l'Ouvrage. Tous les paiements mentionnés dans le certificat ont été effectués sans réserve.
Après la rupture du mois de juillet 1982, les parties eurent en décembre divers entretiens pour sortir de l'impasse.
C'est alors que la défenderesse avait fait appel aux deux garanties émises dans le cadre du contrat du 22 octobre 1978. Les banques ont effectué les paiements qui ont été débités du compte de la demanderesse.
Après des tentatives de conciliation, la défenderesse adressa, en juillet 1983, une lettre à la demanderesse dans laquelle elle déclarait résilier le contrat de sous-traitance aux torts de la demanderesse. Après quoi la demanderesse a déposé une requête d'arbitrage auprès de la CCI, demandant une déclaration de résiliation du contrat pour faute grave de la défenderesse, restitution des sommes retirées en vertu des garanties bancaires et condamnation de tous les dommages subis. Les parties se mettaient d'accord sur le montant de la créance de la défenderesse à l'égard de la demanderesse qui se composait de frais pour le matériel et les fournitures achetés par la défenderesse pour le compte de la demanderesse, avance de trésorerie et frais anticipés.
[...]
Extrait de la sentence :
« Chacune des parties a, par une déclaration de volonté, mis un terme à la convention du 22 octobre 1978 en invoquant l‘existence d‘une série de violations contractuelles de son partenaire, justifiant la résiliation anticipée du contrat et le paiement de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi. »
Après avoir constaté que les parties avaient conclu des avenants au contrat après les premières difficultés rencontrées sur le chantier et qu‘il n‘y avait alors pas lieu à examiner dans quelle mesure certains griefs étaient imputables à la demanderesse, les arbitres continueraient :
, ce qui conduit le Tibunal Arbitral à examiner les griefs que fait valoir la demanderesse à l‘encontre de cette dernière.1015
La demanderesse soutient qu‘elle était en droit de quitter le chantier en juin/juillet 1982 et de résilier le contrat du 22 octobre 1978, aux torts de la défenderesse, en avançant à l‘encontre de sa partie adverse les griefs suivants :
[...]
Reste le second argument tiré de la législation libyenne : à cet égard, le Tribunal Arbitral relève qu'il est vrai que l'article 657 ch. 1 du Code civil libyen exclut en principe toute révision du prix contractuel lorsque celui-ci a été fixé à forfait, le chiffre 4 de cette même disposition confère au juge le pouvoir d'augmenter le prix ou de résilier le contrat en cas de bouleversement des bases économiques de la convention dû à la survenance d'événements exceptionnels et imprévisibles à la conclusion du contrat.
1016
Quant au Décret/Loi promulgué par le comité populaire de la Jamahirya arabe libyenne populaire et socialiste en date du 6 mai 1980, également invoqué par la défenderesse à l'appui de sa thèse, il ne modifie en rien les considérations qui précèdent. Certes, l'article 104 dudit décret exclut toute augmentation d'un prix fixé à forfait ; toutefois, l'article 114 apporte un tempérament à cette règle en prévoyant une norme corrective en tous points identiques à celle prévue à l'article 657 ch. 4 du Code civil libyen.
En conséquence, et contrairement à ce qu'a soutenu la défenderesse, le droit libyen n'interdit nullement l'adaptation ou la révision d'un prix stipulé à forfait, en cas de survenance de circonstances extraordinaires et imprévisibles ; bien plus, dans de telles circonstances, il autorise expressément le juge à augmenter le prix fixé dans le contrat ou à résilier la convention, et ne se distingue par là en rien d'autres systèmes juridiques, tel le droit suisse ou le droit allemand, qui reconnaissent expressément la théorie de l'imprévision.
Il en résulte qu'un accord, tel l'avenant du 14 janvier 1982 qui, de par son article 7, consacre l'engagement d'une partie de procéder dans un délai déterminé à une révision du prix du contrat et à payer le montant de l'augmentation n'est ni illicite, ni illégal et, partant doit déployer, au plan juridique, tous ses effets.
[...]
1017[...]
Le Tribunal Arbitral doit maintenant fixer le montant des dommages et intérêts compensatoires qui seront alloués à la demanderesse, et il procédera à cette détermination en se fondant sur les principes exposés aux articles 224 s du Code civil libyen : au nombre de ces principes, il faut tout d'abord citer celui qui prescrit que l'étendue de la réparation doit être déterminée d'après les circonstances et la gravité de la faute du débiteur (art. 224 ch. 1 Code civil lybien).
Le fait qu'en cours d'exécution des travaux la défenderesse ait consenti à la demanderesse, sans y être obligée par le contrat d'importants crédits, constitue la meilleure preuve de cette attitude qui, si elle doit être sanctionnée, ne saurait l'être trop lourdement.