Notre propos n'est pas d'aborder ici la question de savoir dans quelle mesure les principes généraux du commerce international peuvent être appliqués par les arbitres, selon que les parties ont ou n'ont pas fait choix d'un droit applicable au fond. Cette problématique a fait l'objet d'autres contributions (v. supra, 1ère Partie). II est certain qu'elle est essentielle, l'existence des principes énoncés ci-après ne préjugeant pas de leur applicabilité dans un cas d'espèce. Sans préjudice de la réponse qui sera apportée à cette question, nous nous bornerons donc à constater au début de cette analyse que "les décisions des tribunaux C.C.I. créent progressivement une jurisprudence qui devrait être prise en compte, car elle tire des conclusions de réalités économiques et se conforme aux besoins du commerce interne, auxquels des règles spécifiques à l'arbitrage international, elles-mêmes élaborées successivement, devraient répondre"1.
On peut citer dans le même sens Jan Paulsson pour qui font partie des usages ou principes généraux s'appliquant aux contrats internationaux "ceux engendrés par l'existence d'une jurisprudence arbitrale dont on peut dire qu'elle correspond désormais à l'attente des parties aux contrats internationaux" 2.
La détermination du dommage par les arbitres du commerce international suscite de nombreuses questions : non seulement celle de la détermination du préjudice réparable ou de l'évaluation du quantum, en ce compris le problème de la validité des clauses de dommages et intérêts liquidatoires, mais également celles de l'exécution en nature ou par équivalent, de la monnaie de la condamnation, de la date d'évaluation du quantum, de la date d'appréciation de la valeur de la monnaie, ou encore de la date de conversion de la monnaie de compte en monnaie de paiement, pour ne prendre que les principaux exemples.
II reste que dans cet ensemble de questions, celles du préjudice réparable et du quantum génèrent le plus de discussions et d'interrogations.
L'examen des sentences arbitrales révèle effectivement l'existence, ou à tout le moins l'émergence, à des degrés divers, de principes généraux. Ces principes sont de deux ordres : les uns sont applicables en toutes matières; les autres sont spécifiques à la détermination du dommage3. Quelle est la portée de ces principes : peut-on les qualifier de "grands principes généraux du commerce international" ou leur portée est-elle plus limitée et, si oui, dans quelle mesure ?
Parmi les principes généraux non spécifiques, on retiendra principalement le principe pacta sunt servanda. II s'applique en effet à la détermination du dommage au même titre qu'à toutes les autres questions que soulèvent les litiges de nature contractuelle. Comme l'a fait remarquer le tribunal arbitral dans la sentence relative à l'affaire CCI nº 3267, "le premier devoir de l'arbitre, fût-il amiable compositeur, est d'appliquer le contrat des parties, à moins qu'il ne soit démontré que les clauses invoquées sont manifestement contraires à l'intention véritable des parties ou violent
212un principe d'ordre public communément admis"4. Et les arbitres d'en tirer, sur l'évaluation du dommage, les conséquences qui s'imposent; dans le cas cité, en estimant que la clause de liquidated damages contenue dans le contrat des parties doit être appliquée dès lors que la disposition n'est pas l'instrument de mise en oeuvre d'une clause pénale. Sinon, les arbitres pourraient en reviser le montant.
Dans le même sens, dans la sentence CCI nº 19905, le tribunal arbitral refusa d'ajuster le montant des pénalités contractuelles pour tenir compte de la dévaluation de la monnaie espagnole. Il estima en effet que si les parties l'avaient voulu, elles auraient pu prévoir une garantie de change. La solution est constante et ancienne. On la retrouve déjà énoncée dans une sentence CCI nº 536 de 19336 : "Attendu que le contrat litigieux prévoit un paiement en shillings, sans aucune garantie de change, et qu'un arbitre ne peut en aucun cas ajouter à la volonté claire et expresse des parties".
S'agissant de la stipulation de la garantie de change, Messieurs Derains et Jarvin font remarquer, à juste titre, que l'on rejoint ici un autre principe général, selon lequel les praticiens du commerce international sont: présumés, lorsqu'ils concluent un contrat, s'engager en connaissance de cause et ne pourraient prétendre qu'ils n'ont pas été en mesure de se rendre compte de l'importance des obligations mises à leur charge7.
Le principe pacta sunt servanda conduit également les arbitres du commerce international à écarter toute indexation monétaire lorsqu'elle n'est pas expressément prévue au contrat. Ainsi, dans l'affaire nº 2520 de 19758 qui concernait la résolution de deux contrats, l'un de licence de fabrication, et l'autre de vente de machines brevetées, le tribunal arbitral, après avoir estimé que les conditions de mise en jeu des clauses résolutoires étaient remplies, devait procéder à l'évaluation des dommages. Les demanderesses soutenaient qu'une indexation sur l'or devait être prise en compte dans le calcul de l'indemnité qui leur serait versée. Elles invoquaient à cet égard l'existence d'une clause or dans le contrat de licence. Cette prétention fut rejetée au motif que :
"la clause de référence à l'or, stipulée au contrat de licence pour les besoins du calcul des redevances, ne figure pas au contrat de fourniture; une telle clause est exorbitante par rapport au droit commun et doit donc pour s'appliquer être expressément prévue au contrat; que l'interdépendance des contrats de licence et de fourniture ne saurait être interprétée comme une stipulation expresse de référence à l'or au contrat de fourniture."9.
C'est ce même souci de respect de la volonté des parties qui conduit les arbitres à reconnaître l'efficacité des garanties de change stipulées par les parties sans se préoccuper de leur compatibilité avec le droit applicable10.
213Les sentences arbitrales révèlent l'existence de principes spécifiques à l'évaluation du dommage réparable. Ces principes ne peuvent toutefois pas être mis sur un pied d'égalité : les uns sont clairement établis, tels le principe de prévisibilité ou l'obligation de minorer le dommage. Mais même dans cette première catégorie, tous les principes n'ont pas la même portée et la même force. Ainsi, le principe de prévisibilité, même s'il est fréquemment invoqué par la doctrine, ne l'est pas si fréquemment dans la jurisprudence arbitrale; et en outre, la plupart des sentences qui l'invoquent, ne le font pas de manière autonome, mais se réfèrent soit à l'article 1150 du Code civil, soit, en ce qui concerne la Common Law, au fameux arrêt Hadley v. Baxendale de 183411.
En revanche, le caractère international d'appartenance à la lex mercatoria de l'obligation de minimiser le dommage est beaucoup plus marqué. Les sentences l'invoquent fréquemment, de manière autonome, sans référence le plus souvent à un système juridique national. En outre, l'obligation de minimiser le dommage n'est pas en soi un principe général ou un principe de droit positif incontestable dans tous les pays de tradition romano-germanique. Et s'il émerge dans certains de ces pays comme principe général, le plus souvent comme une application du principe d'exécution de bonne foi des conventions, ce phénomène est parfois très récent, postérieur à l'affirmation du principe dans le droit du commerce international12.
A côté des principes fermement établis, il en est d'autres qui émergent ou dont l'appartenance à la famille des principes généraux du commerce international suscite toujours des interrogations.
La jurisprudence arbitrale révèle également l'existence de principes d'importance plus restreinte ou de portée plus limitée.
Enfin, les sentences arbitrales ont parfois affirmé l'inexistence de certains principes généraux.
Parmi les principes généraux qui se dégagent, à des degrés divers, de la jurisprudence arbitrale, les principes les plus fermement établis concernent la détermination du préjudice réparable. Les principes qui régissent l'évaluation du dommage ont été moins largement consacrés par la jurisprudence arbitrale.
214Ce principe a été énoncé de manière très claire dans la sentence CCI nº 152613 à laquelle les tribunaux arbitraux font fréquemment référence. Dans cette affaire, le tribunal arbitral a énoncé comme étant un principe de portée internationale l'évaluation du dommage, "en considération du cours ordinaire des choses et de ce qui était prévisible". Plus récemment, le principe de prévisibilité a été invoqué dans l'affaire nº 2404 de 197514, dans laquelle le tribunal arbitral, se référant à la doctrine, a énoncé que :
"Le respect de la volonté contractuelle et le désir de multiplier les transactions militent en faveur d'une réparation limitée.
Fondée sur le respect de la volonté individuelle, la limitation de la réparation au dommage prévisible apparaît comme une conséquence du principe de l'autonomie de la volonté. L'engagement contractuel est le fait de la seule volonté des contractants jusque dans les conséquences de son inexécution (Marie-Eve Roujou de Boubée, Essai sur la notion de réparation, Paris 1974, p. 301 et 302)".
Et encore :
"La prévisibilité des dommages-intérêts est une question de fait, laissée à la libre appréciation des juges du fond (Dalloz, Répertoire de Droit Civil, volume III, Dommages-intérêts, nº 41)."
De même dans l'affaire Kartika Plaza ayant donné lieu à la sentence CIRDI du 20 novembre 198415, le tribunal arbitral a rappelé que :
"Selon les principes et les règles communs aux principaux systèmes juridiques, les dommages-intérêts doivent être limités à la réparation du dommage direct et prévisible. L'exigence du caractère direct n'est qu'une conséquence de la nécessité d'un lien causal entre la faute et le préjudice. L'exigence de prévisibilité se rencontre pratiquement partout."
II résulte du principe de prévisibilité16 que lorsque l'une des parties contractantes a violé les termes d'un contrat, les dommages-intérêts auxquels l'autre partie a droit doivent correspondre soit au préjudice que l'on peut raisonnablement considérer comme naturel, c'est-à-dire susceptible de résulter de la violation selon le cours naturel des choses, soit à celui que l'on peut raisonnablement supposer avoir été considéré par les parties au moment de la conclusion du contrat comme devant être le résultat probable de la violation17. Comme indiqué précédemment, la limitation de la réparation au dommage prévisible est consacrée tant par la jurisprudence anglaise que par l'article 1150 du Code civil français ou encore par d'importants instruments internationaux tels que les articles 82 et 86 de la Convention du 1er
215juillet 1964 portant loi uniforme sur la vente internationale des objets mobiliers corporels ou, plus récemment, l'article 74 de la Convention de Vienne.
Le principe de prévisibilité a également été appliqué dans la sentence nº 2561 du 31 mars 1987 de la Society of Maritime Arbitrators18). Dans cette affaire, un affréteur poursuivait le propriétaire d'un navire qui n'avait pas rempli ses obligations contractuelles, ce dont il était résulté un préjudice important pour l'affréteur. Celui-ci avait dû en effet affréter un autre bateau, avec comme conséquences une augmentation des frais de transport et une diminution de son bénéfice, l'affréteur ayant dû revendre le carburant transporté à un prix inférieur au prix qu'il aurait pu obtenir si le transport avait eu lieu comme prévu.
Après avoir rappelé que "damages which are not within the reasonable contemplation of the parties cannot be recovered", le tribunal arriva à la conclusion qu'en l'espèce, le dommage causé était prévisible, contrairement à ce que prétendait le défendeur, qui affirmait que le préjudice réclamé était de nature purement spéculative. Le tribunal arbitral raisonna en ces termes :
"At the time of the charter, (owner) was aware of' the fact that (charterer) was an oil trader engaged in the business of buying and selling oil. (Owner) was also aware of the fact that the nature of the market for crude oil is speculative and can vary greatly from day to day based upon volatile economic or political pressure. (Owner) was heavily involved in the crude oil market, and (owner's) witness testify that she followed crude oil prices and spoke with oil traders on a regular basis.
Under these circumstances, the panel believes that (charterer's) damages due to loss of market were, or reasonably should have been, within the contemplation of the parties at the time of the charter of the Elbe Ore, eventhough it was not the late arrival of the cargo at destination that caused (charterer's) loss."
Cette sentence a fait l'objet d'une demande d'annulation qui a été rejetée par le tribunal fédéral de New York le 18 octobre 198919. Le tribunal décida entre autres que :
"It is not unconceivable that a sophisticated entity such as (owner) could have foreseen that its breach of a charter party agreement would result in substantial damages to another trader selling in a declining market . . . . What must be foreseable is only that the loss would result if the breach occured. There is no requirement that the breach itself or the particular way that the loss came about be foreseable."
216L'obligation de minimiser le dommage est incontestablement un des principes généraux du commerce international les plus fermement établis20. II est depuis de nombreuses années appliqué de manière autonome, sans référence à un système juridique particulier, dans un nombre croissant de sentences21. On rappellera également que ce principe est consacré par l'article 138 de la loi uniforme sur la vente à caractère international d'objets mobiliers corporels et l'article 77 de la Convention de Vienne.
L'obligation de minimiser le dommage ne consiste pas seulement en une obligation de ne pas augmenter le préjudice, mais également en une obligation de tout mettre en oeuvre pour le réduire. Elle pourra donc entraîner l'obligation dans le chef de la partie préjudiciée de nouer de nouvelles relations commerciales en cas de résiliation du contrat initial22 ou de trouver d'autres acheteurs23.
L'obligation de minorer le dommage peut avoir des implications plus larges encore. Ainsi, dans l'affaire ayant donné lieu à la sentence CCI nº 2478 de 197424, le tribunal arbitral était saisi d'une demande de dommages et intérêts dirigée par une société française à l'encontre d'une société roumaine qui ne lui avait pas livré une certaine quantité de carburant suite à une modification des prix du pétrole. Faisant référence à l'obligation de minimiser le dommage, le tribunal arbitral fit remarquer :
"II s'avère que, lors de la réunion de Bucarest du . . . la partie défenderesse avait offert à la demanderesse de lui fournir, pendant le deuxième trimestre de 1973, X tonne de gasoil au prix de F . . . la tonne. Ce prix étant nettement inférieur aux prix pratiqués à l'époque sur le marché mondial des pétroles, la demanderesse, même si elle n'était pas d'accord sur cette augmentation de prix prévue au contrat, aurait dû accepter cette offre, afin de diminuer l'étendue du dommage, quitte à recourir ensuite à l'arbitrage, en requérant le maintien du prix contractuel."
En conséquence, le tribunal arbitral limita la réparation à la différence entre le prix contractuel et le prix offert pour le deuxième trimestre de 1973.
217Si c'est donc habituellement en nouant de nouvelles relations contractuelles que la partie préjudiciée est censée réduire son préjudice, le tribunal arbitral a néanmoins estimé dans le cas d'espèce que l'acheteur aurait dû réduire ses pertes en acceptant une augmentation de prix proposée par le vendeur. Ceci lui aurait en effet permis d'acquérir la quantité de carburant dont il avait besoin à un prix qui restait inférieur à celui du marché.
II ressort en tous cas de l'examen des sentences arbitrales que l'obligation de minimiser le dommage est sans doute la règle matérielle la mieux établie de la lex mercatoria.
Rares sont les sentences qui ont clairement énoncé ce principe, même si les arbitres l'appliquent fréquemment. Doit-on le considérer comme un principe général du commerce international ? II est vrai que si le damnum emergens ne pose guère de problèmes, la question du lucrum cessans pourrait peut-être susciter plus de difficultés25. Certes, comme l'a souligné le tribunal arbitral dans la sentence Liamco v. Lybia du 12 avril 1977 :
"The municipal legal systems of most civilized countries consider the loss of profit together with the damage sustained as the two constituant elements of compensation in the fields of both torts and breaches of contracts. This view is admitted in civil law as well as administrative law . . . . "26
II reste que même si ce principe d'évaluation semble avoir fréquemment guidé les arbitres dans l'évaluation du préjudice, les tribunaux arbitraux le rattachent en général à une disposition du droit national applicable au fond27. II n'offre donc guère ajourd'hui d'autonomie par rapport aux systèmes nationaux, sans compter que l'on peut s'interroger sur l'existence d'une notion véritablement universelle du "lucrum cessans".
Le principe tend néanmoins à s'affirmer. En effet, comme le soulignait le commentateur d'une sentence CCI de 198928 dans laquelle le tribunal arbitral en avait fait application par référence au droit yougoslave, le principe de réparation du damnum emergens et du lucrum cessans est généralement affirmé par les droit[s] nationaux mais il a, en outre, reçu une consécration internationale récente dans
218l'article 74 de la Convention de Vienne de 1980, sans oublier l'article 82 de la Loi Uniforme sur la Vente internationale ("LUVI") qui énonçait déjà en 1964 que les dommages-intérêts pour contravention au contrat sont égaux à la perte subie et au gain manqué par l'autre partie.
Dans son célèbre article intitulé "The new lex mercatoria : the first twenty-five years"29, Lord Justice Mustill énonce ce qu'il considère comme les vingt grands principes de la lex mercatoria. Trois de ces principes concernent le problème de l'évaluation des dommages, à savoir le principe déjà étudié de prévisibilité (n 14), l'obligation de minimiser le dommage (n 15) et un principe nº 16 ainsi libellé :
"Damages for non delivery are calculated by reference to the market price of the goods and the prise at which the buyer has purchased equivalent goods in replacement (FOUCHARD, L'Arbitrage Commercial International. Paris, 1965, 441, citing an unpublished award)"30.
Ce principe est effectivement fréquemment appliqué par les juridictions arbitrales, même s'il est peu souvent énoncé comme tel. II est consacré par l'article 85 de la loi uniforme sur la vente à caractère international d'objets mobiliers corporels et par l'article 75 de la Convention de Vienne, comme l'a rappelé le tribunal arbitral dans la sentence CCI nº 6281 de 198931.
Par prix de substitution, il faut entendre le prix auquel la partie préjudiciée a pu ou aurait pu se procurer les quantités manquantes, le tout sans préjudice de l'incidence de l'obligation de minimiser le dommage, ainsi que l'a clairement affirmé le tribunal arbitral dans la sentence CCI nº 2478 de 197432.
Comme le principe précédent, l'évaluation du préjudice en cas de refus de prendre livraison, fondée sur la différence entre le prix de vente contractuel et le prix de la vente compensatoire, est un principe fréquemment appliqué mais peu souvent énoncé comme tel. II est également consacré par l'article 85 de la LUVI et l'article 75 de la Convention de Vienne.
Par "prix de revente", il faut entendre le prix auquel le vendeur a revendu ou aurait pu revendre la marchandise.
219Ce principe est bien entendu formulé sous réserve de l'obligation de minorer le dommage. En outre, il ne définit pas nécessairement la portée totale de l'indemnisation qui devra intervenir.
Ainsi, dans la sentence rendue dans l'affaire CCI nº 221633, le litige concernait les conséquences du défaut d'exécution par une société norvégienne de son obligation de prendre livraison d'une certaine quantité de pétrole en vertu d'un contrat qu'elle avait conclu avec une entreprise étatique d'un pays producteur. Le tribunal arbitral estima que la société norvégienne avait résilié unilatéralement le contrat et évalua comme suit le quantum du dommage :
-
le préjudice résultant de la différence de prix selon les cours du pétrole à l'époque pertinente. Le tribunal arbitral décida au préalable que le vendeur aurait dû, dès la résiliation du contrat, déployer tous ses efforts pour vendre le pétrole et diminuer l'ampleur du préjudice. II fixa en équité la date à laquelle il estimait que le pétrole aurait dû être revendu.
-
les frais de stockage et les frais consécutifs à la perturbation du rythme normal de fonctionnement des installations pétrolières, que le tribunal dénomma "trouble industriel et commercial".
Les sentences arbitrales et les jurisprudences nationales, particulièrement en France, ont souvent affirmé qu'il y avait lieu de ne pas confondre équité et amiable composition, et qu'en conséquence, il n'était pas nécessaire qu'un arbitre ait les pouvoirs d'amiable compositeur pour qu'il puisse statuer en équité; ou encore que le fait pour un tribunal arbitral de statuer en équité n'impliquait pas qu'il ait excédé ses pouvoirs, s'attribuant ceux d'un amiable compositeur34.
II ressort d'un examen des sentences arbitrales que les tribunaux arbitraux se réfèrent fréquemment à l'équité35 dans l'évaluation du quantum du préjudice réparable :
-
que ce soit pour interpréter une clause contractuelle et arrondir, sur la base des éléments objectifs qui lui ont été fournis, le montant de l'indemnité à verser à l'entreprise venderesse36. Dans le cas d'espèce, la partie demanderesse n'avait pas été payée de ses livraisons et réclamait en plus du paiement du prix, des dommages-intérêts. Une clause du contrat prévoyait, en cas de dévaluation du dollar américain, une révision du prix pour les quantités livrées et non payées à la date de la dévaluation du dollar. Le tribunal arbitral estima qu'en raison des circonstances et notamment de la durée exceptionnelle du retard apporté au règlement des factures, il était équitable, dans l'appréciation de cette clause contractuelle, d'assimiler la dépréciation à220 la dévaluation du dollar américain. Pour des raisons d'équité, le tribunal arrondit également l'indemnité compensatoire qu'il estimait devoir allouer à la demanderesse au titre de la participation aux frais de l'emprunt qu'elle avait dû contracter en raison du retard de paiement.
-
Dans d'autres cas, le tribunal arbitral évalue le dommage en équité en raison de la difficulté de calculer un chiffre séparé pour chaque élément du dommage, le cas échéant, parce que le demandeur n'a pas satisfait à la charge de la preuve mais qu'il apparaît certain qu'il a subi un dommage37. L'équité conduit donc les arbitres à effectuer une appréciation globale38 ou à se prononcer en faveur d'un chiffre forfaitaire39.
Doit-on pour autant considérer que les arbitres ont le droit d'évaluer en équité le quantum du dommage ? La réponse peut être affirmative dans les cas où les parties n'ont pas choisi de droit applicable au fond. Dans les autres cas, l'on ne peut reconnaître le principe sans restrictions. Le recours à l'équité est sans doute justifié lorsqu'il est extrêmement difficile, voire impossible, de chiffrer le dommage de manière précise, ou à titre de correctif pour tempérer en équité l'application stricte des règles d'évaluation du préjudice. La plupart des systèmes juridiques nationaux offrent aux arbitres suffisamment de ressources pour justifier cette décision en droit.
L'on rappellera par ailleurs que l'évaluation en équité comme principe général de droit a été affirmée dans la sentence Liamco v. Lybia précitée. En l'espèce, la clause d'arbitrage prévoyait l'application subsidiaire des"general principles of law as may have been applied by international tribunals". L'arbitre définit ces principes généraux comme suit :
"These general principles are usually embodied in most recognized légal systems . . . . They are applied by municipal courts and are mainly referred to in international and arbitral case-law. They just form a compendium of légal precepts and maximes, universally accepted in theory and practice"40.
Et le tribunal arbitral de poursuivre :
"One of these general principles of law is equity, which is commonly and unanimously recognized as a supplementary source of law in Lybian law . . . Islamic law . . . and international law."
Il est vrai que le litige opposait une société privée à un Etat. II n'empêche que le tribunal arbitral, pour affirmer l'existence du principe général, se réfère à un consensus des systèmes juridiques nationaux.
Le droit des arbitres d'évaluer en équité le préjudice résultant de la résiliation d'un contrat a par ailleurs été consacré - dans une hypothèse où les parties n'avaient pas choisi le droit applicable - dans la sentence Norsolor du 26 octobre 1979, confirmée au terme d'une procédure d'annulation par la Cour Suprême d'Autriche41.
221Outre les principes généraux énoncés ci-avant, la jurisprudence arbitrale énonce un certain nombre d'autres principes à portée plus limitée, relativement à divers aspects de l'évaluation du dommage.
Les sentences arbitrales énoncent le principe selon lequel c'est dans la monnaie du contrat que doit être exprimée la condamnation42. Si une monnaie de paiement n'a pas été prévue dans le contrat, les arbitres doivent compenser le préjudice dans la monnaie du marché sur lequel intervient normalement le créancier43.
II faut se placer à la date où le dommage a été consommé pour en calculer le quantum44
La valeur de la monnaie dans laquelle sont exprimées les obligations de sommes d'argent sanctionnées par les arbitres doit être appréciée au jour de leur échéance, plutôt qu'au jour du paiement lorsque celui-ci est tardif45. Messieurs Derains et Jarvin y voient l'application d'un autre principe, selon lequel un débiteur ne doit recueillir aucun avantage de son retard à s'acquitter de sa dette46.
C'est la date de la requête d'arbitrage qui doit être retenue pour fixer le taux de conversion de la monnaie de compte en monnaie de paiement47.
222II arrive également que les sentences arbitrales affirment que tel principe particulier ne peut être considéré comme un principe général du droit du commerce international, tel le principe selon lequel l'exécution en nature serait de droit. Ainsi que l'a énoncé le tribunal arbitral dans la sentence B.P. v. Lybia du 10 octobre 197348 :
"... it is clear even from a brief examination of the few legal systems considered in the foregoing that there does not exist a uniform general principle of law that an agreement continues in effect alter being repudiated by one party but not by the other and no uniform general principle of law pursuant to which specific performance is a remedy available at the option of an innocent party."49
Certes, la sentence concerne un contrat d'Etat, mais l'analyse à laquelle elle procède dépasse le cadre du litige en cause.
Si par l'énoncé de ses vingt principes, Lord Mustill a certainement contribué à faire avancer la réflexion sur les grands principes du droit du commerce international, il nous semble néanmoins vain de vouloir donner à tous les principes dégagés une valeur identique. La liste proposée s'avère par ailleurs incomplète.
Dans le domaine de l'évaluation du dommage, l'analyse des sentences arbitrales permet incontestablement de dégager des principes communs. Ces principes ont toutefois une importance et une portée variables : tous ne sont pas de grands principes du commerce international. Mais l'essentiel n'est-il pas de dégager des principes directeurs, qui traduisent un consensus à des degrés divers des opérateurs du commerce international et aideront dès lors les arbitres à résoudre de manière équitable, dans le respect des attentes des parties, les litiges qui leur seront soumis ?
1Affaire CCI 4131 , tribunal présidé par le professeur SANDERS, Rev. Arb., 1984, 137.
2"La lex mercatoria dans l'arbitrage C.C.I.", Rev. Arb., 1990, 76.
3Sur le phénomène de spécialisation croissante des principes généraux du droit, v. supra, 1ère partie et les références.
4JARVIN S. et DERAINS Y., Recueil des sentences arbitrales de la CCI, 1974-1985, Kluwer 1990, p. 376.
5Id., p. 199.
6Citée par FOUCHARD P., Arbitrage Commercial International, 440
7Op. cit., 202.
8Id., p. 278.
9Id., p. 279.
10Sentence CCI nº 1717 de 1972, Clunet, 1974, 890.
119 Exch. 341.
12C'est notamment le cas en Belgique. Voyez à cet égard HANOTIAU B.,, "Belgique: nouvelles évolutions du droit des contrats", R.D.A.I., 1992, nº 8, sous le nº 11.
13Clunet, 1974, 915.
14JARVIN et DERAINS, op. cit., p. 280.
15Clunet, 1987, 145.
16Voyez également son affirmation dans l'affaire du Plateau des Pyramides, sentence du 16 février 1983, Rev. Arb., 1986, p. 126 et dans la sentence CCI nº 5946 de 1990, Yearbook, 1991, 110 .
17JARVIN S. et DERAINS Y., op cit., p. 282, citant l'arrêt HADLEY v. BAXENDALE.
18Yearbook Commercial Arbitration, vol. XV, 1990, 109.
19Id., p. 114.
20Les commentateurs sont unanimes sur ce point:. Voyez notamment DERAINS Y., "L'obligation de minimiser le dommage dans la jurisprudence arbitrale", RDAI, 1987, 375 et B. GOLDMAN, "La lex mercatoria dans les contrats et l'arbitrage international: réalité et perspectives", Clunet, 1979, 475; pour une analyse du statut de l'obligation en droit comparé, voyez HANOTIAU B., Régime juridique et portée de l'obligation de modérer le dommage dans les ordres juridiques nationaux et le droit du commerce international, idem, p. 393.
21Voyez notamment sentences CCI nºs 2103 et 2142, Clunet, 1974, 892 et 902; nº 2193, Clunet, 1974, 929; nº 2216, id., 917 ; nº 2291, id., 1976, 989 ; nº 2404, id., 1976, 995; nº 2478 , id., 1975, 925; nº 2508, JARVIN et DERAINS, p. 292; nº 2520, Clunet, 1976, 992 ; nº 3334, id., 1982, 978; Ad hoc award, 21.12.1988, Yearbook, 1990, 26; sentence CCI nº 4761, Clunet, 1987, 1012 ; sentence nº 6076, Yearbook, 1990, 83; nº 5721, Clunet, 1990, 1020 ; nº 5885, Yearbook, 1991, 96 .
22Par exemple sentence CCI nº 2103 de 1972, précitée; sentence nº 5721 de 1990, précitée.
23Par exemple sentences CCI nºs 2139, 2142 et 2216 de 1974 et nº 2404 de 1975, précitées.
24Précitée.
25Le problème est plus délicat encore dans les litiges consécutifs aux expropriations et nationalisations. Voyez notamment à cet égard SEIDL-HOHENVELDERN I., L'évaluation des dommages dans les arbitrages transnationaux, Annuaire français de droit international, 1987, 7 et Seyed Khalil KHALILIAN, The place of discounted cash flow in international commercial arbitrations: awards by Iran-US claims Tribunal, Journal of International Arbitration, 1991, 31; voyez aussi les références citées dans la sentence Amco Asia v. Indonesia du 5 juin 1990, Yearbook, 1992, 99.
26Yearbook, Vol. VI, 1981, 89 et Rev. Arb., 1981, 132.
27Voyez par exemple l'affaire du Plateau des Pyramides, sentence du 16 février 1983, Rev. Arb., 1986, p. 126 (droit égyptien); Affaire SOABI c/ République du Sénégal, sentences des 4 et 9 février 1988, Clunet, 1990, 192 (droit sénégalais); sentence CCI nº 6281 de 1989 , Clunet, 1989, 1114 (droit yougoslave); sentence CCI nº 5946 de 1990, Yearbook, 1991, 97 (droit new yorkais).
28Sentence nº 6281, précitée.
29Liber Amicorum for Lord Wilberforce, Clarendon Press, Oxford, 1987, 149.
30P. 177.
31Clunet, 1989, 1114.
32Précitée
33Précitée.
34Voyez notamment les références citées par M. de BOISSESON, Le droit français de l'arbitrage, 2ème édition, nº 685 et les commentaires de JARVIN et DERAINS, op. cit., p. 373-374, note sous sentence CCI nº 3093/3100.
35Selon SEIDL-HOHENVELDERN, op. cit., p. 27, "les arbitres sont préoccupés surtout d'arriver à une solution qu'ils jugent équitable". "Ce faisant", ajoute l'auteur, "ils se promènent sur une corde raide".
36Sentences CCI nºs 3093 et 3100 de 1979, JARVIN et DERAINS, op. cit., p. 365.
37Sentence CCI nº 5946 de 1990, Yearbook. 1991, 97.
38Sentence CCI nº 3226 de 1979, JARVIN et DERAINS, op. cit., p. 374.
39Sentence CCI nº 3131 , Yearbook, 1984, 109 et sentence nº 6283 de 1990, Yearbook 1992, 178.
40Note 24.
41Arrêt du 18 novembre 1982, Yearbook, 1984, 159.
42Sentence CCI nº 2103 de 1972, JARVIN et DERAINS, op. cit. p. 204.
43Sentence rendue dans les affaires CCI nºs 2745 et 2762 de 1977, id. p. 325.
44Sentence CCI nº 2216 de 1974, id., p. 224.
45Sentence rendue dans l'affaire CCI nº 369 de 2932, citée par FOUCHARD, L'Arbitrage Commercial International, p. 439 et références citées par JARVIN et DERAINS, p. 204.
46P.204.
47Sentence rendue dans l'affaire CCI nº 3075 citée par JARVIN et DERAINS, op. cit., p. 331.
48Yearbook, Vol. V, 1980, p. 143 et suivantes.
49Page 156.