Le tribunal arbitral, siégeant à Genève, était appelé à tirer les conséquences juridiques du fonctionnement, dit non satisfaisant, d'une usine construite par un groupe multinational A dans un pays en voie de développement B. Les 979 points litigieux qu'il lui appartenait plus particulièrement de trancher concernaient les conditions d'exécution de deux contrats, conclus par une société étatique du pays B, certaines sociétés du groupe A et M. A., son principal dirigeant. Ces deux accords qui s'inscrivaient dans un tissu de relations contractuelles beaucoup plus vastes portaient respectivement sur la construction de l'usine et sa direction technique lors de la mise en route.
Parmi les premières difficultés rencontrées par les arbitres se trouvait celle de savoir si les contrats précités et singulièrement la clause d'arbitrage qu'ils contenaient étaient opposables à leurs seuls signataires, ou plus généralement à l'ensemble du groupe A qui en avait assumé l'exécution grâce à l'intervention des différentes sociétés qui le composaient, selon une répartition établie en fonction de critères plus techniques que juridiques. Dans le même esprit, c'est à partir d'une conception économique de la notion de groupe de sociétés que le tribunal arbitral estima devoir résoudre le problème:
[«...]
Il est significatif que, dans ces divers contrats, la désignation des parties (non ressortissantes de l'Etat B), ait été faite avec une grande souplesse et une nette absence de formalisme, voire de cohérence.
[...]
Il serait contraire à tout principe d'interprétation raisonnable, à la volonté commune des parties et à l'esprit de toute l'opération que d'attacher une importance prépondérante à la lettre de telle ou telle de ces rédactions, et aux variations ou même incohérences des formules utilisées dans les divers contrats.
Manifestement, la partie...(de l'Etat B) a voulu traiter et a en fait traité avec le Groupe ou l'Organisation A, représenté par son Président M.A. et celui-ci s'est comporté tout au long de la conclusion des accords nécessités par l'opération comme ce qu'il était en fait soit le dirigeant responsable et l'animateur de ce grand groupe industriel. La correspondance produite au dossier, d'un côté ou de l'autre, confirme indiscutablement l'interprétation qui ressort de l'examen de l'ensemble des accords.
Ainsi qu'il est fréquent dans les accords industriels internationaux de cette envergure, le pays (ou la société nationale) qui entend acquérir et faire installer sur son sol une nouvelle usine ou un ensemble industriel traite avec un groupe, ou avec une grande société "multinationale" qui, pour des raisons d'organisation ou d'opportunité internes au groupe, confiera l'exécution de l'opération à une ou plusieurs sociétés filiales, existantes ou à créer "ad hoc". D'une manière générale, le cocontractant n'a pas d'intérêt direct et ne songe pas à s'immiscer dans ces questions d'organisation interne du groupe, pour autant que celui-ci lui garantisse, par des clauses appropriées, la bonne exécution des obligations assumées.
Il n'en a pas été différemment dans la présente espèce où le réseau d'accords qui ont été successivement conclus pour réaliser l'opération de ... met en présence, d'un coté une partie ... (de l'Etat B), soit la ... (Société étatique) ainsi que, explicitement, directement ou non, l'Etat B, et de l'autre côté le groupe industriel A incarné par son chef et animateur M.A. La souplesse déjà mentionnée, ou les variations dans le choix ou la désignation des sociétés du groupe qui ont été appelées à intervenir pour l'exécution de l'opération démontrent bien que, pour toutes les 980 parties, ces désignations revêtaient une importance secondaire, s'agissant en fait de modes d'exécution, par le groupe A, des obligations assumées par lui.
Translation Dans ces conditions, il y a lieu de s'en tenir à l'idée, conforme à l'esprit des contrats comme à la réalité économique, que ni le groupe A, ni son président, ni telle ou telle des sociétés membres de ce groupe, ne peuvent s'abriter derrière la rédaction de telle clause particulière, interprétée littéralement et isolée du contexte de l'ensemble des accords, pour demander à être mise hors de cause dans un litige qui concerne directement le groupe ou l'organisation A. Ceci à moins qu'il ne soit établi dans un cas donné, par celui qui s'en prévaut, qu'une interprétation formaliste s'impose et correspond à la volonté réelle des parties, interprétée de bonne foi, et à l'esprit de l'opération.
[...»]
Bien qu'au cours de la procédure un accord de fait se soit établi entre les parties pour que le litige trouve ses solutions dans le droit français, le tribunal arbitral considéra qu'il se devait néanmoins de vérifier le bien-fondé de l'application de ce droit « a la lumière des principes généralement reconnus en matière de conflit de lois ».
[«...]
Pour déterminer le droit applicable et, en particulier, la mesure dans laquelle effet devra être reconnu à cet égard à la volonté expresse ou tacite des parties contractantes, le tribunal arbitral s'inspirera des principes généralement reconnus en matière de conflit de lois, qui coïncident d'ailleurs ici à l'évidence avec les règles de droit international privé en vigueur tant à Genève, siège de l'arbitrage selon l'acte de mission signé par les parties, que dans les autres pays en contact avec la présente espèce.
[...]
En l'absence d'une clause dans le contrat qui choisisse expressément un droit (autre que celui de l'Etat B) ou qui tente de « geler » ou de fixer la loi (de l'Etat B) applicable à la 981 date de la conclusion, l'intention des parties peut cependant se dégager, avec une clarté suffisante, des deux circonstances suivantes: (a) le contrat du ... déclare expressément (article IX) prolonger et "compléter en tant que de besoin tous accords antérieurs entre les parties relatifs à la construction de l'usine de ...", et les premiers desdits accords ont été conclus à une époque d'identité totale entre les législations (de l'Etat B) et française. Cette identité s'est du reste maintenue en fait dans la matière juridique considérée; (b) le contrat du ... est d'autre part prolongé à son tour par celui du ..., malgré son objet plus particulier (cf. son article X) ; et la précision apportée dans son article XII relatif à l'arbitrage (qui stipule l'application du droit français) n'a sans doute pas constitué, dans l'esprit des parties, une innovation, mais bien plutôt la simple confirmation du statu quo ante. Il y a donc lieu de conclure que les parties au contrat du ... se sont tacitement soumises au droit français.
Les déclarations des parties faites au cours de la présente procédure confirment nettement cette manière de voir. C'est ainsi que la (société étatique), dans ses conclusions du 12 août 1969, page 10, évoque la question du droit applicable et l'hésitation que l'on peut avoir, à son avis, entre le droit français et le droit (de l'Etat B), en ajoutant que "on réalité le problème n'a pas beaucoup d'importance, étant donné l'identité du droit français et du droit (de l'Etat B) en la matière"...
...Pour ces divers motifs et compte tenu de l'opinion concordante des parties, le tribunal arbitral considère que le droit français est le droit applicable aux relations entre les parties et, notamment, aux contrats des ... et ... »
[...]
[...]
On aura noté plus haut que pour privilégier l'esprit de l'opération conçue par les parties par rapport à la lettre des contrats par elles conclues - ceci dans le but d'opposer l'accord d'arbitrage à l'ensemble des sociétés du groupe A - Translation le tribunal arbitral avait fait appel à un "principe raisonnable d'interprétation", sans se soucier d'indiquer dans quel droit national ce principe, apparemment considéré comme universel, était puisé. La même démarche, confortée toutefois par les règles interprétatives du droit français applicable aux contrats en cause, se retrouve par ailleurs.
Ainsi, s'agissant d'une clause de limitation de responsabilité:
Translation « Il convient d'interpréter cette disposition selon les principes généraux de l'interprétation des contrats, notamment ceux des articles 1156 s. du Code civil (français), en commençant par l'interprétation littérale et grammaticale des termes, sans négliger de les replacer dans leur contexte et de considérer le contrat de ... dans son ensemble, pour dégager l'intention commune réelle des parties, en s'inspirant notamment, si le sens des termes prête à controverse, du principe de la bonne foi (cf. L'article 1134 C. civ.) et en recourant au besoin à des éléments extrinsèques d'interprétation, tirés notamment du contexte historique et des relations entre les parties. »
Plus loin, concernant la même clause:
« Il serait contraire à tous les principes d'interprétation communément admis de considérer, dans le doute, que des parties ont employé, dans un article, le même terme dans des sens aussi radicalement différents.»
De plus:
Translation « une règle d'interprétation universellement reconnue veut que, en présence de deux interprétations contraires ou de deux sens possibles des mêmes termes d'un contrat, on doive, dans le doute, préférer l'interprétation qui conserve aux mots une certaine portée plutôt que celle qui les considère comme inutiles ou même absurdes. Ce "principe de l'effet utile", appelé aussi "principe de l'effectivité" ("ut res magis valeat quam pereat") est consacré, notamment par l'article 1157 du Code civil. »
Cette prise de distance par rapport aux dispositions du droit national applicable - même si elle n'est parfois que de principe - se retrouve sur le terrain de l'administration de la preuve. La solution d'un des aspects du litige supposait que le tribunal arbitral se prononça sur le point de savoir si la capacité de production garantie au contrat avait été atteinte. C'est en vertu des principes ci-après que la preuve dut en être apportée.
« En présence des allégations contradictoires des parties, il y a lieu de rappeler à qui incombe, d'une façon générale, le fardeau de la preuve sur ce point, encore que la pratique arbitrale ne soit pas tenue à une application aussi stricte que certaines juridictions étatiques des règles applicables en matière de preuve. Translation On peut admettre le principe selon lequel le demandeur à l'action contractuelle en dommages intérêts pour inexécution a la charge d'établir l'existence et le contenu de l'obligation, tandis qu'il revient au défendeur d'alléguer et de prouver le fait que cette obligation a été exécutée. Les deux parties ont au surplus l'obligation de collaborer selon le principe de la bonne foi, a l'administration de la preuve, tout particulièrement en matière arbitrale. »
Original Under these conditions, there is room to adhere to the idea that, in conformity with the spirit of the contracts and the economic reality, neither group A nor its president nor this or that corporate member of that group can hide between the wording of that particular contract clause, interpreted literally and isolated from the context of the whole of the agreements, in order to maintain they should be left out of a procedure which directly concerns the group or the organization A. This applies in particular since it has not been established that a formalistic interpretation is required in this case and corresponds to the real intentions of the parties, interpreted in good faith and to the spirit of the operation.
Original ...the arbitral tribunal has referred to a "reasonable principle of interpretation", without indicating from which domestic legal system this principle, which it apparently considers as universal, has been derived....
It is therefore convenient to interpret this contract provision along the general principles of interpretation of contracts, notably those contained in Artt. 1156 at seq. of the French Civil Code. This approach starts with the literal and grammatical interpretation of the contract terms without, however, neglecting to place them in their proper context and to consider the contract as a whole in order to detect the real common intentions of the parties, taking inspiration in case of controversy about the proper meaning of these terms from the principle of good faith and by having recourse to the need for extrinsic elements of interpretation taken in particular from the historic context in which the contract is placed and from the relationship between the parties.
Original ... A rule of interpretation that is universally recognized provides that in case of two conflicting interpretations or two possible meanings of the same contract term one must, in case of doubt, prefer the interpretation which conserves a certain meaning to these words rather than following an approach which renders them useless or even absurd. This "principle of effet utile” also called "principle of effectiveness” ("ut res magis valeat quam pereat”) is sanctioned, notably by Art. 1157 of the (French) Civil Code.
Original One can acknowledge the existence of a general principle according to which a claimant who claims damages for non-performance carries the burden of proving the existence and the contents of the obligation while it rests upon the defendant to claim and to prove the fact that he has performed this obligation.